« Quand, ta main approchant de tes lèvres mi-closes
Le tuyau de jasmin vêtu d'or effilé,
Ta bouche, en aspirant le doux parfum des roses,
Fait murmurer l'eau tiède au fond du narguilé; [...]
De mon cour attiédi la harpe est seule aimée.
Mais combien à seize ans j'aurais donné de vers
Pour un de ces flocons d'odorante fumée
Que ta lèvre distraite exhale dans les airs [...] »
Lamartine [1]
Objet familier pour un milliard d'individus dans le monde, le quatre fois centenaire narguilé demeure frappé d'un étrange silence. La plupart des encyclopédies l'ignorent absolument. Quant aux moyens d'information de masse, ils semblent davantage préoccupés par des problèmes jugés « sérieux » et dynamiques que par des objets « folkloriques » et inertes [article écrit précocement en 1997]. Il n'en reste pas moins que cet instrument est utilisé quotidiennement, des heures durant, par plus de cent millions de femmes et d'hommes, en Asie, en Europe et en Afrique, au café ou à la maison. Aussi, en ouvrant ses colonnes à une présentation de cet objet et de cette pratique au cour de la convivialité méditerranéenne, la revue Rive [1997] a-t-elle l'intelligence et le mérite de redonner à la découverte son sens premier.
Comment peut-on ainsi fumer pendant des heures ?
Pour celles et ceux qui n'en ont jamais entendu parler, définissons brièvement le narguilé comme une pipe à eau principalement utilisée en Orient et dont on peut fixer l'usage social, à grande échelle, comme simultané avec celui du café public et l'adoption du tabac. Cette relation historique avec le stimulant universel, un dicton égyptien l'illustre bien: « Tabac sans café, sultan sans fourrure » [2] que certains ne manqueront pas de rapprocher de cette autre formule populaire espagnole: « Café, copa y puro » (Un café, un verre, et un cigare !). Et si l'art de bien fumer qu'est ici le cigare s'apparente à la dégustation du tabac au moyen du narguilé, que devient alors la coupe de vin (la copa) dans la comparaison ? Dans la plus grande partie de la région considérée, l'alcool fait l'objet, comme chacun sait, d'un interdit religieux et se voit donc remplacé dans le contexte en question par la parole, au pouvoir certainement psychoactif comme on le reverra.
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Un monde bipolaire: Narguilé et café turc contre McDonald et Coca-Cola
Bref, le narguilé en tant que pratique culturelle populaire mais aussi, aujourd'hui, comme phénomène social, constitue un véritable indicateur pour comprendre, au même titre que les pratiques religieuses, linguistiques ou alimentaires, les sociétés où il évolue, principalement autour du bassin méditerranéen. L'ignorer, et donc faire l'impasse sur l'activité quotidienne, des heures durant, de dizaines de millions de personnes dans des contextes socioculturels divers, relève d'une attitude non scientifique ou encore d'un aveuglément ethnocentrique. N'est-il pas, en effet, extraordinaire que cette « coutume du passé », ce « passe-temps idiot », auquel ne s'adonneraient que les « gueux » et les « oisifs », n'ait pas disparu à l'approche du troisième millénaire, celui de la mondialisation des échanges et du temps ? Comment expliquer la survivance et même le regain d'activité des cafés-narguilés - pour rendre ici hommage à leur amateur du début du siècle, Pierre Loti -, au moment où, par contraste, fleurissent en Europe les Mc Donald [4] et autres cyber-cafés ? Cette paisible pratique connaît donc une vogue, n'en déplaise à certains « observateurs » locaux. Au Yémen, pays où les cafés n'existaient, pour ainsi dire, pas, des cafés-jardins (Istirâhât) ouvrent à présent leurs portes et proposent des services organisés autour de la shîsha (voir plus bas). Leurs clients, surtout les plus jeunes, préfèrent cette dernière et son tabac spécial à la traditionnelle medê`a (narguilé au mât élevé et au tuyau très long utilisé pour consommer du tabac pur) domestique.
Qui a peur de la shishamania ?
Le tabac utilisé est un tabac doux, d'une part en raison des aromates qu'il contient, et d'autre part en vertu du lavage - l'ablution, diront ironiquement certains - que subit la fumée dans le récipient à eau. Cette manière singulière de fumer, incroyablement répandue, connaît même, ces derniers temps, un renouveau phénoménal dans des pays comme la Tunisie, l'Egypte et de nombreux autres du Moyen-Orient. A tel point que devant cette véritable shîsha-mania (shîsha est une autre appellation locale du narguilé), les pouvoirs publics de certains Etats s'en sont inquiétés et ont cru devoir intervenir en légiférant de manière souvent maladroite.
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Les trois dimensions du narguilé: le temps, la parole et le jeu
Le narguilé, comparé à d'autres objets de la culture matérielle locale comme le brasero ou la derbûka (petit tambour) par exemple, garde une spécificité triple. Premièrement, il agit sur le temps, et ce, en le dilatant à la manière des physiciens de la relativité. Deuxièmement, il est un prétexte à la conversation; aussi a-t-il vocation à susciter et entretenir des causeries. Troisièmement, à la différence de la cigarette, il ne fait pas appel à une figure de séduction mais à une forme ludique, celle d'un jeu de passe-passe du tuyau que les fumeurs se partagent pour aspirer, chacun leur tour, quelques bouffées.
Bref, le « but », s'il faut qu'il y en ait un, n'est pas de fumer pour satisfaire une dépendance ou calmer une anxiété, comme dans le cas de la cigarette, mais de prendre le temps de se parler, s'écouter et partager, à tour de rôle, en se tendant fraternellement, rituellement et symboliquement le tuyau d'aspiration. Toute cette mise en scène autour d'un objet n'est au fond que prétexte à l'émergence d'une parole, privée, publique et libératrice. Remarquons toutefois qu'une certaine tendance à l'introduction de téléviseurs inondant d'images certaines salles de café, comme on a pu le voir à Amman, rompt complètement un tel schéma.
De la sociabilité à la convivialité et à l'hospitalité
S'agissant de sociétés méditerranéennes, il ne serait pas pertinent d'y analyser la sociabilité en fonction de la classique opposition public/privé.
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Quelques points de repère en Méditerranée
La Turquie, vers laquelle se tournent toujours les regards, n'est plus cette contrée où Pierre Loti, au début du siècle, pouvait compter les narguilés par myriades.
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A l'heure où l'on débat en Europe de la réduction du temps de travail, que l'on oppose les fumeurs aux non-fumeurs par des cloisons de verre, que l'on s'interroge sur la désintégration du lien social, l'intérêt du narguilé n'est-il pas évident ? Son caractère exotique, féerique, onirique, pacifique et poétique mais ignoré d'une manière incompréhensible, ne permet-il pas ainsi de jeter un regard comparatif anthropologiquement utile sur des sociétés différentes dans leurs formes de sociabilité et dans leur perception du temps ?
Tout cela est intéressant.
Mais la santé?