L'origine mystérieuse du narguilé
(shisha, houka, "pipe à eau")
L'on peut distinguer plusieurs hypothèses s'attachant à déterminer un lieu de naissance pour l'objet. Elles concernent l'Europe, l'Amérique, l'Inde, la Perse et l'Afrique. Ceux qui s'efforcent d'écrire l'histoire officielle du tabac signalent une origine américaine pour le tabac et européenne pour la transmission des modes d'usage de ce dernier, comme la pipe ordinaire, la chibouque ou même le narguilé. Résumé, l'argument consiste à affirmer que ce seraient les Européens qui auraient appris aux peuples de la région à fumer, notamment au moyen de la pipe. La proposition corollaire tranche que le cannabis n'aurait été inhalé, ni en Europe, ni en Afrique, ni ailleurs, avant l'arrivée du tabac.
L'hypothèse d'une origine américaine est née du croisement de spéculations sur des modes d'usage du tabac à partir de calebasses en Amérique et de travaux immenses comme ceux d'un savant du début du siècle (Leo Wiener) qui soutenait que le fait de fumer le tabac aurait été importé de ce dernier continent en Afrique plusieurs siècles avant l'arrivée des Européens. Ivan Van Sertima a enrichi l'apport du premier en s'efforçant, à son tour, de montrer que des hommes africains ont bien vécu en Amérique avant la découverte de ce dernier continent et en ont rapporté des usages comme celui de fumer dans des pipes.
La " piste " indienne manque de sources. Aussi nous limiterons-nous ici à ne citer que deux auteurs sans poursuivre la discussion. Joachim A. Frank affirme ainsi librement que " deux mille ans avant la découverte du tabac, on fumait déjà, semble-t-il une pipe à eau, la Dhoom Netra, qu'on bourrait d'herbes aromatiques et médicinales et aussi très probablement de drogues ". Günay Gercek estime, sans autres précisions, que le narguilé est né en Inde et que lors de son arrivée dans l'Empire Ottoman, il bénéficia de l'ajout inventif d'accessoires comme le bec du tuyau d'aspiration et le fourneau.
L'origine persane est notamment mise en avant par B. M. Du Toit au terme d'enquêtes ethnographiques en Afrique australe. Le chercheur s'est intéressé à l'origine du dagga (cannabis) et signale à plusieurs reprises l'usage de la pipe à eau " dakka ". Depuis l'Iran contemporain, un chercheur, Hasan Semsar, attribue l'invention du narguilé au " génie persan ", ex-nihilo, sans donner plus de détails sur l'apparition d'une telle innovation dans la manière de fumer.
La possibilité d'une origine africaine pour la pipe à eau a été considérée par des spécialistes comme Alfred Dunhill
et John Edward Philips. Le premier fait de la pipe à eau " dakka " des " Hottentots " (Khoikhoin), localisés au sud du continent, l'ancêtre du narguilé. Quant au texte du second, il se fonde sur une discussion détaillée et technique, notamment à propos des fouilles entreprises et des problèmes de datation posés à Hyrax Hill au Kenya, Sebanzi en Zambie, Engaruka en Tanzanie et en d'autres lieux du continent africain.
En résumé, l'on peut fixer l'usage social du narguilé, à grande échelle, comme simultané avec l'apparition du café public et l'adoption du tabac. Aujourd'hui, les hypothèses retenues ici en raison de leur pertinence lui attribuent une origine sud-africaine, éthiopienne ou persane. Une origine européenne est également mise en avant par des historiens du tabac. Ces derniers considèrent que le narguilé serait une forme adoptée par la pipe américaine dans le bassin méditerranéen, en Afrique ou en Asie, après la diffusion de cette dernière par les Européens aux seizième et dix-septième siècles. Les fouilles archéologiques engagées çà et là en Afrique australe et orientale tout au long du vingtième siècle, si elles se poursuivaient de manière systématique, pourraient bien apporter la preuve définitive de l'usage de pipes à eau sur ce continent bien avant le seuil critique et symbolique que représente l'année 1600 pour les tenants de l'hypothèse européenne. Le cas de cette grotte éthiopienne où l'on a retrouvé des fourneaux de pipes à eau, et où l'usage fumé du cannabis au quatorzième siècle a été confirmé par des méthodes chimiques, constitue en ce sens une avancée.